Partage d'évangile quotidien
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Ils ont des oreilles...

Sam. 28 Septembre 2013

Luc 9, 43-45 traduction : Comparer plusieurs traductions sur le site 4evangiles.fr Lire le texte grec et sa traduction (anglaise) mot-à-mot sur le site interlinearbible.org

Ils sont frappés, tous, de la grandeur de Dieu. Comme tous s'étonnent de tout ce qu'il fait, il dit à ses disciples : « Vous, mettez dans vos oreilles ces paroles : c'est que le fils de l'homme va être livré à des mains d'hommes. » 

Ils ne comprennent pas ce mot : il était voilé pour eux, pour qu'ils ne le perçoivent pas. Et ils craignaient de le questionner sur ce mot. 

 

 

La crucifixion, par He-Qi

 

 

voir aussi : Deuxième avertissement, Manipulations, Grandeur et servitude

Encore un 'saut' de la liturgie entre hier et aujourd'hui. Suite à la première annonce de la Passion, donc, hier, et un petit développement pour prévenir les disciples que ça ne serait pas facile pour eux non plus, qu'ils auraient eux aussi à "porter leur croix" (Luc 9, 23-27), Luc a rapporté ensuite la transfiguration (Luc 9, 28-36) : c'est l'autre aspect des choses, c'est pour dire qu'il n'y aura pas que du négatif dans tout ça, une annonce anticipée de la résurrection (du moins est-ce le sens de l'événement du point de vue des disciples). Et puis, en redescendant de ce moment d'exception, Jésus, et les trois disciples qui l'accompagnaient, retrouvent les autres qui, pendant ce temps, sont tombés sur un os : une guérison qu'ils n'ont pas réussi à mener à bien. Jésus, lui, bien sûr, leur rattrape le coup, l'épileptique est guéri (Luc 9, 37-42), et c'est ce dont on nous dit ici que "tous sont frappés de la grandeur de Dieu et étonnés de ce qu'il fait". Mais cet émerveillement, pour ce qui n'est au fond qu'une guérison de plus, englobe en fait aussi l'émerveillement des trois témoins privilégiés de la mystérieuse expérience survenue à Jésus sur la montagne. Et donc, aussitôt, Luc nous place la deuxième annonce de la Passion : il ne faudrait pas que l'espérance de la résurrection fasse oublier par où Jésus va devoir d'abord passer.

En fait, ce même schéma narratif se retrouve exactement tel quel dans les trois synoptiques : multiplication des pains (pour Marc et Matthieu, qui ont deux multiplications des pains, c'est à la seconde que cela se situe), "profession de foi" de Pierre, première annonce de la Passion, nécessité de "porter sa croix", transfiguration, guérison de l'épileptique, échouée par les disciples et rattrapée par Jésus, seconde annonce de la Passion. On a ainsi une impression de chaud et froid qui se suivent : à l'enthousiasme suscité par le Jésus à stature de roi, qui nourrit son peuple, et qui entraîne Pierre à le proclamer Messie, répond la première douche froide de l'annonce de sa mort, tempérée par la vision anticipée de son futur corps de gloire, à laquelle succède la piqure de rappel, la seconde douche froide. La transfiguration est donc la réponse aux fausses idées de Pierre (et des autres disciples, et des foules) sur un Jésus Messie roi, et bien encadrée par cette condition sine qua non : que Jésus meure d'abord ! Les trois synoptiques auront encore une troisième annonce de la Passion, qui se situera là aussi pour tous dans le même contexte narratif, à savoir peu avant l'entrée à Jérusalem. Il s'agit donc ici d'une structure du récit très ancienne, qui sert à scander ces grandes étapes que sont la multiplication des pains (aboutissement et apogée, mais aussi constat d'impasse, de la période galiléenne), la transfiguration (le tournant où Jésus décide définitivement d'affronter le sanhédrin) et enfin l'entrée à Jérusalem.

Ces neuf annonces de la Passion (trois chez chacun des trois synoptiques) ne sont pas toutes formulées exactement de la même façon, bien sûr. On peut cependant repérer des constantes, et une très grosse exception. Dans les constantes, celle-ci d'abord : dans chacun des trois synoptiques, la troisième annonce (Marc 10, 32-34; Matthieu 20, 17-19; Luc 18, 31-34), celle qui précède l'entrée à Jérusalem, est la plus fournie en détails. Notamment, après l'arrestation qui, elle, est toujours mentionnée, la troisième annonce énumère aussi les outrages que Jésus subira au cours de son 'calvaire' : bafoué, fouetté, crachats, insultes. Autre constante dans les trois synoptiques, la partie adverse : dans la première annonce (Marc 8, 31; Matthieu 16, 21; Luc 9, 22), ce sont les "anciens, prêtres et scribes" (ce qui peut être interprété comme désignant la majorité sadducéenne du sanhédrin) qui vont le faire "beaucoup souffrir"; dans la seconde annonce(Marc 9, 30-32; Matthieu 17, 22-23), c'est aux "hommes" qu'il va être livré; dans la troisième annonce, c'est aux "païens" qu'il est finalement livré. On distingue donc là aussi une forme de progression : d'abord seule l'autorité religieuse juive est identifiée comme son adversaire, mais en passant par le terme générique des 'hommes', on aboutit à nommer aussi les 'païens' (d'ailleurs Marc et Matthieu nomment là à la fois les prêtres et scribes, qui le condamnent, et les païens, qui exécutent la sentence). Mais voyons maintenant l'exception. Dans les neuf annonces, on retrouve toujours au minimum trois assertions : Jésus rejeté ou livré, Jésus tué, puis Jésus qui se relève (ἀνίστημι, anistémi : Marc) ou se réveille (ἐγείρω, egeiró : Matthieu; sur ces deux mots, voir par exemple "Alors, on se réveille ?", ou aussi "On se réveille !"). Dans les neuf annonces, donc, sauf dans celle-ci d'aujourd'hui, chez Luc, où est mentionné seulement que Jésus va être livré aux hommes.

Cette absence, dans la deuxième annonce de la Passion chez Luc, de la mention que Jésus va mourir, et plus encore qu'il se 'relèvera' ou 'réveillera' ensuite, est très surprenante. D'autant qu'il enchaîne alors sur un "ils ne comprennent pas ce mot", qu'on retrouve aussi chez Marc, et qui, au moins chez ce dernier, fait allusion au "se relever" ou "se réveiller", c'est-à-dire à la résurrection : à ce stade, bien sûr que les disciples ne peuvent pas imaginer la résurrection. Mais qu'ils ne comprennent pas ici ce que veut dire "être livré aux mains des hommes" nous laisse à priori plus dubitatifs ! Ce verset aurait-il été altéré ? C'est une hypothèse envisageable, évidemment, mais nous n'avons aucune variante manuscrite de l'évangile de Luc qui l'appuie. Beaucoup pensent plutôt que nous avons en fait ici la forme la plus primitive des annonces, celle que Jésus aurait pu réellement et raisonnablement prononcer. Qu'il allait être tué, il devait y penser comme probabilité assez élevée, mais le leur dire, dans leur état d'esprit du messie roi triomphant, ils n'auraient pas pu l'entendre. Ne parlons pas de la résurrection, que Jésus lui-même ignorait... Il reste donc ce simple avertissement, qu'il allait être arrêté, qui devait déjà bien suffire à décontenancer les disciples. Et nous pouvons alors remarquer, en y regardant de plus près, que si Luc a repris à Marc "ils ne comprennent pas ce mot", lui seul a ajouté le développement qui suit "il était voilé pour eux...". Or, si le terme grec ῥῆμα (rhéma) qui est utilisé par Marc comme par Luc, peut signifier un 'mot', ce qui convient très bien chez Marc, il peut aussi signifier un 'concept' une 'idée', et c'est bien ainsi qu'il faut le prendre chez Luc. Luc nous dit donc ici simplement que les disciples ne sont même pas capables d'envisager que Jésus puisse être arrêté, livré, bref perdre sa liberté, perdre tout court. Leurs pensées à eux sont trop éloignées, ils se 'voilent' la réalité, ils sont incapables de la comprendre.