Laisse les morts !
Ils vont sur le chemin. Quelqu'un lui dit : « Je te suivrai, où que tu t'en ailles ! » Jésus lui dit : « Les renards ont des tanières, les oiseaux du ciel, des nids. Mais le fils de l'homme n'a pas où reposer sa tête. »
Il dit à un autre : « Suis-moi ! » Il dit : « Seigneur, autorise-moi à m'en aller d'abord enterrer mon père. » Il lui dit : « Laisse les morts enterrer leurs morts. Pour toi, va-t-en annoncer le royaume de Dieu ! »
Un autre encore lui dit : « Je te suivrai, Seigneur, mais d'abord autorise-moi à dire adieu à ceux de mon logis. » Mais Jésus lui dit : « Personne qui mette la main sur la charrue en regardant vers l'arrière n'est apte au royaume de Dieu. »
voir aussi : Où que tu ailles, En route !, Droit au but, Point de non-retour, Clauses particulières
Ces trois péricopes nous parlent des conditions de la vie de Jésus et de la vie à sa suite. S'il nous dit qu'il n'avait pas "où reposer sa tête", ceci ne peut que valoir aussi pour qui souhaite le suivre. De même, s'il demande à ceux qui le suivent de ne pas "regarder vers l'arrière", c'est que lui non plus, déjà, ne le faisait pas. Effectivement, lui aussi a eu à renoncer à sa famille, on en perçoit un peu l'écho dans l'épisode du retour à Nazareth, et bien sûr dans sa réponse quand cette famille était venue le reprendre à Capharnaüm : ma mère, mes frères, ce sont ceux qui entendent la parole de Dieu. Souvent on nous explique que cette phrase n'exclut pas pour autant la mère ni les frères et sœurs biologiques de Jésus ; certes, eux aussi pouvaient, ou auraient pu, "entendre". Mais même alors, cela ne les ferait pas "plus" mère ou frère de Jésus que n'importe qui d'autre qui "entend" aussi. Il y a dans cette phrase l'affirmation d'une rupture, d'un changement, radicaux. Ce n'est pas juste une histoire de changer de milieu, d'amis, de relations. Ce n'est pas comme dans une secte où l'ancienne famille est remplacée par la "nouvelle".
Ces éléments seraient ce qui, chez les synoptiques, se rapproche le plus du thème de la seconde naissance chez Jean. La seconde naissance, contrairement à ce qu'imaginait naïvement Nicodème, n'est pas une histoire de naître une seconde fois dans des conditions de même nature que la première ! Il en va de même ici. On ne nous parle pas de faire table rase du passé pour se construire simplement une seconde vie ailleurs, avec d'autres amis, comme par exemple la sympathique bande de copains des douze. L'engagement dans une vie religieuse aussi peut ressembler à ça, au début ; on quitte sa famille, ses amis, ses cercles de relation, et on s'intègre dans ce qu'on appelle sa nouvelle famille, la communauté au sein de laquelle on s'engage. Mais ce n'est pas de ça non plus dont il est question dans ces textes. Pas plus la vie communautaire en institution religieuse ayant pignon sur rue, que la vie communautaire dans des mouvements moins clairement identifiés, ne correspondent à la radicalité dont nous parlent ces sentences.
Ne pas regarder en arrière, ne pas avoir où reposer sa tête : ces deux idées n'en font, dans le fond, qu'une seule. Qu'est-ce que se reposer sinon se replonger dans le passé, le laisser nous rattraper, cesser d'avancer ? Nous pourrions alors avoir l'impression qu'on nous parle d'une sorte de fuite en avant, comme nous savons d'ailleurs très bien le faire, et le faisons la plupart du temps, dans notre vie ordinaire. Que sont en effet nos boulimies de toutes sortes — abrutissement dans la fête, abrutissement dans le travail — si ce n'est d'éviter à avoir à reposer notre tête et regarder notre passé en face (et que fuyons-nous de ce passé) ? Oh oui ! nous savons très bien ne pas regarder en arrière, quand ça nous arrange. Et on peut penser aussi ici à ceux qui, pour essayer de vivre l'instant présent, s'efforcent d'être en permanence concentrés sur chaque instant, chaque instant, chaque instant, ce qui, bien sûr, ne fait que marteler encore plus ce temps, qui leur échappe encore et encore et encore.
Il faut donc être prudents dans notre compréhension de ce qui nous est dit ici. Le fils de l'homme n'a pas où reposer sa tête peut signifier aussi que, s'il n'a pas de lieu "à lui" pour le faire, c'est parce qu'il sait le faire en tout lieu. Luc, justement, nous décrit un Jésus qui passait beaucoup de temps à prier, et la prière est un lieu de ressourcement infiniment plus puissant que tout autre "repos". Quant à regarder en arrière, c'est pareil ; il y a une façon de le faire qui sert à fuir le présent (et l'avenir), dans la nostalgie ou la complaisance avec soi-même, et une autre façon qui, au contraire, est une volonté d'assumer entièrement qui nous sommes pour éviter de répéter infiniment les mêmes histoires, les mêmes erreurs, bref, pour changer et avancer réellement. "Laisse les morts enterrer leurs morts", ainsi que l'interdiction d'aller dire adieu aux siens, sont donc à lire autrement, dans leur résonance avec le thème de la seconde naissance, posant plutôt la question du rapport entre les deux vies.