La vie en héritage
Quelqu'un, de la foule, lui dit : « Maître, dis à mon frère de partager avec moi l'héritage. » Il lui dit : « Homme, qui m'a établi juge ou partageur sur vous ? » Il leur dit : « Voyez ! Gardez-vous de toute cupidité : si quelqu'un a du surplus, sa vie n'est pas tirée de ses biens. »
Il leur dit une parabole : « Le domaine d'un homme riche a bien rapporté. Il fait réflexion en lui-même et dit : "Que faire ? Je n'ai pas où rassembler mes fruits !" Il dit : "Voilà ce que je ferai ! Je supprimerai mes greniers et j'en bâtirai de plus grands. J'y rassemblerai tout mon blé et mes biens. Et je dirai à mon âme : Ô âme, tu as beaucoup de biens, entassés pour beaucoup d'années : repose-toi, mange, bois et festoie." Dieu lui dit : "Insensé ! Cette nuit-même on te redemandera ton âme. Ce que tu as préparé, pour qui ce sera ?" Ainsi de celui qui thésaurise pour lui-même, au lieu de s'enrichir en Dieu. »
voir aussi : Une vie riche, Argent facile, Soucis d'argent, Propriété privée, Priorités vitales, L'enfer, c'est ... moi
Le thème de l'argent, ou plus exactement des possessions, tient particulièrement à cœur à Luc. On le retrouve aussi chez Marc et Matthieu (et incidemment quasiment pas ou pas du tout chez Jean, sans doute trop "spirituel" dans sa démarche pour que ça l'effleure), mais Luc y insiste plus que ses deux confrères des synoptiques, comme en témoigne ce texte qui lui est propre, ainsi que tout son chapitre 16, lui aussi entièrement propre à Luc, et entièrement consacré au même sujet.
Ce dont il est question ici n'est d'ailleurs pas à proprement parler le sujet des possessions en soi, mais plus exactement celui du "surplus" de possessions : que faisons-nous, lorsque nous en avons, de ces biens "en plus", de ces biens qui dépassent ce dont nous avons besoin pour vivre, c'est-à-dire pour manger et nous protéger des intempéries. Au-delà d'avoir le ventre raisonnablement rassasié et d'éviter de trop souffrir de la chaleur ou du froid, qu'est-ce qui nous semble tellement indispensable pour notre bonheur que nous y consacrions toute notre vie dans une course sans fin à l'accumulation de toujours plus de "biens" de consommation ?
La question nous est introduite par un fils cadet, qui trouve injustes les règles d'héritage en vigueur de l'époque, qui donnaient double part du patrimoine à l'aîné. Sur le fond, il est certain qu'on puisse contester ce principe, et Jésus d'ailleurs ne dit pas ici qu'il l'approuve, mais il utilise seulement l'occasion pour poser la question, autant d'ailleurs au cadet envieux qu'à l'aîné qui trouve très bien ce système : pourquoi l'un comme l'autre tiennent-ils tant à avoir ces biens, qu'est-ce que cela va leur apporter ?
La petite parabole qui nous est alors donnée peut sembler extrême, surtout si nous la comprenons mal. Il ne s'agirait pas que nous ne fassions plus aucun projet pour notre vie, parce que la mort pourrait venir à tout moment y mettre fin ! Si nous comprenons l'histoire ainsi, alors il y a de fortes chances que nous ne l'écoutions pas, parce que nous savons que, raisonnablement, il est très peu probable que cela se produise ; nous connaissons notre santé et notre âge, et nous reporterons alors la question à plus tard, n'est-ce pas ? Cette manière de comprendre la parabole provient de ces conceptions dont nous parlions samedi, qui envisagent la mort comme un terme final, le coup de gong, le "rien ne va plus" au jeu de la roulette. Mais s'il est certain que la mort reste une étape importante dans notre aventure personnelle dans l'univers, elle ne change en réalité rien sur le fond. Il ne se passe rien, dans la mort, qui ne soit déjà présent dans la vie, au contraire.
Notamment et particulièrement : nous ne connaîtrons pas mieux Dieu dans la mort que nous ne le connaissons déjà dans cette vie-ci... La mort ne nous apportera aucune révélation, ne nous apprendra rien que nous n'ayons déjà appris. C'est dans ce sens-là qu'il faut comprendre cette parabole : que faisons-nous de nos biens ? nous servent-ils à nous rapprocher de Dieu ? "Repose-toi, mange, bois, et festoie" : tout ceci n'a éventuellement rien d'illégitime, tout dépend de comment tu le fais. Donnes-tu un festin auquel tu convies tous ceux que tu peux trouver "dans les rues et sur les places", ou n'est-ce pas plutôt seulement pour tes "pairs", ceux qui te rendront la pareille à leur tour, ou encore et plus vraisemblablement t'offres-tu un bon gueuleton tout seul dans ton coin ?
Commenter cet évangile