Partage d'évangile quotidien
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Qui perd gagne ?

Jeu. 19 Février 2015

Luc 9, 22-25 traduction : Comparer plusieurs traductions sur le site 4evangiles.fr Lire le texte grec et sa traduction (anglaise) mot-à-mot sur le site interlinearbible.org

Il dit : « Le fils de l'homme doit beaucoup souffrir, et être rejeté par les anciens, grands prêtres et scribes, et être tué, et, le troisième jour, se réveiller. » 

Il disait à tous : « Si quelqu'un veut venir derrière moi, qu'il se nie lui-même, porte sa croix chaque jour et me suive ! Eh oui ! Qui voudra sauver sa vie la perdra ! Mais qui perdra sa vie à cause de moi, celui-là la sauvera ! Eh oui ! En quoi est-ce utile à un homme s'il a gagné le monde entier, s'il se perd ou se damne lui-même ? » 

 

 

Portant la croix, par He-Qi

 

 

voir aussi : Réveillez-vous !, Manuel de survie, Mourir pour vivre, Le monde en jeu, Perdition

C'est ici ce qu'on appelle la première annonce de la Passion. Nous sommes donc juste après l'affirmation, censément faite par Pierre seul, que Jésus est le Messie, et il s'agit de corriger immédiatement ce qu'une telle affirmation, comprise dans le sens que lui donnait le judaïsme de l'époque, peut avoir d'erroné. Peu importe alors qu'en réalité, à l'époque des faits relatés, ce n'était pas que Pierre qui pensait que Jésus était le Messie, mais toutes les foules galiléennes qui s'enthousiasmaient pour lui. Peu importe, puisque ce texte est rédigé quelques décennies plus tard, et que, à ce moment-là, la préoccupation est la même : expliquer à des personnes qui ont l'image juive traditionnelle du Messie en tête, que ce Messie ait dû pourtant passer par la mort. C'est la problématique qu'ont eu à affronter les disciples eux-mêmes : jusqu'au bout ils ont cru que Jésus était ce Messie juif traditionnel, et sa mort a anéanti tous leurs espoirs. Ultérieurement, après qu'ils aient acquis la conviction que la mort n'avait pas eu le dernier mot, ils ont tenu à reprendre cette même figure du Messie, mais un Messie qui avait dû vaincre lui-même la mort, pour pouvoir inaugurer le Royaume où il n'y aura plus de mort.

Pour ces premiers chrétiens, donc, Jésus reste celui qui a tout fait. Le Royaume va venir prochainement (les tout premiers pensent même y être déjà), eux ont juste à persévérer dans leur attente. Cette attente peut leur demander des sacrifices, changer de mode de vie, subir des persécutions parfois : mais tout ceci, ils vont pouvoir l'accepter, persuadés qu'ils sont que le Royaume est tellement proche qu'ils espèrent bien y entrer de leur vivant... Le temps a passé depuis, ce Royaume-là n'est pas venu. Il s'est comme séparé en deux : d'une part il nous reste l'attente d'une parousie, d'une fin des temps, plus ou moins mythique, où tous ceux qui s'en seront montrés dignes au cours de leur vie, recevront enfin leur récompense ; avec une variante : peut-être qu'à notre mort individuelle, nous bénéficierons déjà par anticipation d'une partie de cette résurrection finale générale. D'autre part, mériter cette résurrection suppose que, dans cette vie-ci, nous nous efforcions de nous comporter déjà comme ce sera à ce moment-là, tel que nous nous l'imaginons. Ainsi, le Royaume peut être dit déjà présent sur cette terre, sous forme de prémices.

En-dehors du fait que de telles conceptions du Royaume n'ont plus rien à voir avec celles du judaïsme de l'époque de Jésus et des premiers chrétiens (un Royaume identifié aux frontières d'Israël et avec Jérusalem pour capitale), on peut remarquer en outre que le rôle qui y est attribué à Jésus a aussi grandement évolué. Plus le temps a passé, plus s'est affirmé comme essentiel notre rôle individuel. Jésus est passé de la stature de celui qui ferait tout ou presque tout, au rôle plus modeste de celui qui a montré la voie, figure exemplaire, mais qui ne fera rien à notre place. Ce dernier point n'est en réalité pas clair dans l'esprit de tous, mais c'est pourtant la conclusion implicite qui s'impose. Que Jésus ait été ressuscité par Dieu ne nous garantit d'aucune façon qu'il en sera de même pour nous rien qu'en lui disant "Seigneur ! Seigneur !". C'est ce qui nous est dit en plusieurs occasions dans les évangiles, et notamment dans ce passage. Mais c'est normal, quand on nous dit qu'il nous faudra perdre notre vie pour faire notre salut, nous nous disons spontanément qu'il devrait bien quand même y avoir un moyen de se faire pistonner, pour éviter d'avoir à en passer par là...

Mais d'un autre côté, il ne s'agit pas non plus du tout de se sacrifier, dans le sens qui a longtemps, et malheureusement, été propagé par la morale chrétienne. Il ne s'agit pas pour les victimes des puissants et de toutes les oppressions de se résigner à leur sort, il ne s'agit pas pour l'épouse de s'écraser devant son mari et de s'oublier au profit de ses enfants. Il ne s'agit pas de faire son salut céleste en abdiquant face aux exigences de "salut" terrestre des autres ! De telles attitudes, en elles-mêmes, ne suffisent pas à constituer le véritable reniement à soi-même dont il est question. La plupart du temps, elles consistent en réalité à se construire un autre soi-même, fictif, idéalisé, dans lequel on se donne le beau rôle du héros qui sauve son monde à son insu... Non, le véritable reniement à soi-même ne s'appuie pas sur de telles "consolations", surtout pas sur celle qui consisterait à se dire que par là on s'accumulerait un trésor dans le ciel ! Rien de plus faux que cette idée que dans la mort nous seront accordées toutes compensations pour les sacrifices auxquels nous aurons consentis dans cette vie-ci.

Alors : quoi ? de quoi s'agit-il ? C'est en fait à la fois beaucoup plus simple, et beaucoup plus difficile. Simple : il s'agit de renoncer à l'illusion que nous existerions par nous-mêmes. C'est très simple : nous croyons être une personne, avec des goûts particuliers, des caractéristiques diverses, forgés par une histoire, et tout ceci étant ce qui nous différencie de tous les autres. Ce n'est pas faux, d'ailleurs, mais ce n'est en quelque sorte que la partie émergée de l'iceberg. Toute cette personnalité à laquelle nous nous identifions pour la plupart d'entre nous, n'est que la surface de ce que nous sommes réellement. Découvrir notre être réel ne peut alors se faire qu'en cessant cette identification, et c'est là que ça peut devenir extrêmement compliqué, comme en témoignent tous les écrits qui nous parlent de cette aventure, qu'on appelle généralement dans le christianisme la mystique. C'est que nous nous sommes tellement identifiés à cette seule personnalité, cette habitude est tellement ancrée profondément en nous, s'appuie sur des mécanismes et des automatismes qui peuvent être tellement inconscients... qu'on peut réellement parler de processus de mort, pour que notre être réel et profond puisse enfin "naître" en ce monde.

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