Partage d'évangile quotidien
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Excursus sur le Jésus de l'histoire

Lun. 9 Octobre 2023

Est-ce bien grave si les premiers chrétiens ont pu inventer certains des épisodes ou certaines des paroles rapportés par les évangiles ?

Dans ce qu'il est convenu d'appeler la recherche du Jésus historique — autrement dit la recherche scientifique de qui a pu être réellement Jésus, si déjà il a existé (quasiment personne n'en doute sérieusement), quelle a pu être sa vie, ce qu'il a fait, ce qu'il a dit — un certain nombre de critères d'historicité font à peu près consensus parmi la majorité des chercheurs. Parmi ces critères, il n'y en a aucun qui soit fiable à cent pour cent, l'histoire n'est pas une science exacte, mais ils permettent de dégager, chacun, une probabilité plus ou moins importante, et c'est le plus souvent lorsque plusieurs de ces critères viennent en renfort les uns des autres sur une même question, qu'on obtient un résultat qui puisse s'approcher, relativement, d'une quasi-certitude.

Un de ces critères, assez important, est le fait qu'un même évènement, ou une même parole, se retrouve dans plusieurs sources. Ainsi ici, la première partie, la question d'un homme de loi (ceux qu'on appelle aussi dans les évangiles les scribes : ce sont les spécialistes du texte biblique), se retrouve-t-elle aussi chez Matthieu (22, 34-40) et chez Marc (12, 28-34). Il y a de petites différences, qui peuvent être intéressantes à examiner de près, car ce sont de telles différences qui nous permettent de mieux comprendre les motivations de chacun des évangélistes. Il y a cependant, dans le cas de ce dialogue sur l'amour de Dieu et du prochain, une grosse différence entre Luc, d'une part, et Matthieu et Marc d'autre part : chez ces derniers, ce dialogue se déroule à Jérusalem, au milieu d'une série de controverses, série que Luc suit lui aussi comme les deux autres, à la seule exception de ce dialogue, qu'il a donc tenu à déplacer ici, pour donner en fait comme une introduction à sa parabole, dite en général du "bon Samaritain".

Cette parabole elle-même est absolument propre, elle aussi, à Luc seul. On pourrait donc dire que, d'un point de vue historique, selon ce seul critère du nombre de sources où on peut trouver une même anecdote ou une même parole, cette parabole du bon Samaritain commence mal son parcours d'authentification. Cependant, parmi les différents critères d'historicité, il en est un qui est beaucoup plus fort que celui de la multiplicité des sources, on l'appelle le critère d'embarras : c'est lorsqu'on a quelque chose qui n'est pas conforme à l'image que le christianisme a voulu donner par la suite de Jésus. Un bon exemple de ce critère d'embarras est le baptême de Jésus par Jean le Baptiste : ce baptême place Jésus dans une position de dépendance par rapport au Baptiste, d'autant qu'il s'agit d'un baptême "pour la rémission des péchés", alors que Jésus est bien sûr supposé, selon le christianisme, n'avoir jamais été sujet au péché...

Un autre exemple où le critère d'embarras est particulièrement mis en valeur est celui des rapports de Jésus aux non-Juifs, païens comme Samaritains. L'envoi en mission des Douze tel que rapporté par Matthieu (10, 5s) contient cette recommandation explicite de ne s'adresser ni aux païens ni aux Samaritains. L'épisode avec la syro-phénicienne (Matthieu 15, 21-28 ; Marc 7, 24-30), nous confirme d'ailleurs que Jésus considérait bien que sa mission ne concernait que les seuls Juifs. Tout ceci nous donne une image d'un Jésus assez éloigné de l'universalisme tel que compris par le christianisme ultérieurement. Voici donc un second critère, qui vient largement renforcer celui de la multiplicité des sources, concernant l'authenticité de cette parabole du bon Samaritain comme ayant pour auteur Jésus lui-même.

Est-ce à dire qu'il n'y aurait absolument aucune chance que ce soit bien Jésus qui l'ait racontée ? non, mais cela oblige en tout cas à sortir de l'image que se font de lui un très grand nombre de chrétiens, que puisqu'il n'était pas seulement homme mais aussi Dieu lui-même, il aurait donc forcément été dès sa conception parfaitement conscient de tout ce qui l'attendait ! il est évident que c'est là chose absolument impossible... Mais alors, c'est à partir de son baptême et de la descente de l'Esprit saint sur lui qu'il aurait tout su ? non plus, donc, sinon comment comprendre cette restriction sur la portée de sa mission, destinée aux seuls Juifs ? Non, Jésus a certainement évolué au cours de son ministère, et donc, il est assez vraisemblable que d'une perspective centrée sur le seul peuple juif, il se soit ouvert plus tard à une perspective plus large.

De là à une telle ouverture que celle donnée ici, dans la parabole du bon Samaritain ? Il y a quelques autres passages qui appuieraient dans le même sens, il est vrai particulièrement chez Luc, mais aussi chez les trois synoptiques la parabole dite des vignerons homicides (Matthieu 21, 33-41 ; Marc 12, 1-9 ; Luc 20, 9-16), ou chez Jean (4, 1-42) l'épisode de la Samaritaine. Donc, finalement : pourquoi pas ? pourquoi Jésus n'aurait-il pas raconté cette histoire ? malgré le fait qu'on ne comprend pas bien alors pourquoi on ne la retrouve ni chez Matthieu ni chez Marc. Mais d'un autre côté, est-ce bien grave si c'est Luc (ou sa communauté, ou leurs sources), qui l'ont inventée ? Car enfin, il est quand même clair que c'est bien dans ce sens-là que Jésus avait évolué ; est-ce donc important qui exactement en est l'auteur ?

L'évangile de Jean, qui est pourtant réputé donner la christologie la plus haute (le Jésus dont l'humanité est la plus proche d'être entièrement éclipsée par la divinité), fait dire à celui-ci s'adressant aux disciples peu avant son "départ" : "qui croit en moi fera lui aussi les œuvres que je fais, et même il en fera de plus grandes". À partir de là, il devient donc légitime que les chrétiens développent ce que Jésus a pu éventuellement seulement initier de son vivant. Pourvu de lui rester fidèle, pourvu de s'appuyer sur quelque chose qui s'origine réellement en lui. Pour ce qui est de sa supposée divinité unique en son genre, il me semble toujours (je le regrette pour ceux qui y croient, même si d'ailleurs et par ailleurs ils ne croient pas forcément pour autant en Dieu ! ceux-là se reconnaîtront) qu'on aurait mieux fait de ne pas trancher la question, de la laisser ouverte. Mais même cela pourrait évoluer, le christianisme pourrait revenir à une position plus prudente, il ne faut jamais désespérer des hommes, s'ils veulent bien s'ouvrir sincèrement et avec confiance à ce qui les dépasse.

 

 

Et voici qu'un certain homme de loi se leva
    le mettant à l'épreuve en disant :
« Maître, en ayant fait quoi
    hériterai-je d'une vie éternelle ? »,
    mais il lui dit :
« Dans la loi, qu'a-t-il été écrit, Comment lis-tu ? »,
    et répondant il dit :
« Tu aimeras le Seigneur ton Dieu
    de tout ton cœur
    et de toute ton âme
    et de toute ta force
    et de toute ton intelligence,
et ton prochain comme toi-même. »,
    alors il lui dit :
« Tu as bien répondu, fais-le et tu vivras. »,
mais lui, voulant se justifier lui-même, dit à Jésus :
« Et qui est mon prochain ? »,
    alors Jésus reprit la parole et dit :

« Un homme descendait de Iérousalem à Jéricho
    et tomba sur des bandits qui,
après l'avoir et dépouillé et roué de coups,
    s'en allèrent, le laissant à moitié mort ;
puis par hasard, un prêtre descendait par ce chemin,
    et l'ayant vu, il passa outre ;
puis de même un lévite, qui était venu en ce lieu
    et l'avait vu, passa outre ;
mais un Samaritain en chemin arriva près de là,
    et l'ayant vu fut pris aux entrailles
et s'approcha et pansa ses blessures
    en y versant huile et vin,
puis il le fit monter sur sa propre monture
    et il l'amena à l'auberge et prit soin de lui ;
et le lendemain, en partant,
    il donna deux deniers à l'aubergiste et dit :
"Prend soin de lui
et ce que tu dépenserais en plus,
    moi, au retour, je te le rendrai !"...
    
Lequel de ces trois te semble
    avoir été un prochain
de celui tombé sur les bandits ? »,
    alors il dit :
« Celui qui a fait montre de compassion envers lui ? »,
    alors Jésus lui dit :
« Va, et toi fais de même. »

(Luc 10, 25-37)

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