De Charybde en Scylla
À cette heure même, certains pharisiens s'approchent et lui disent : « Va, sors d'ici : Hérode veut te tuer. »
Il leur dit : « Allez, dites à ce renard : "Voici, je jette dehors les démons, j'accomplis des guérisons, aujourd'hui et demain, et le troisième jour, je suis accompli..." Cependant, aujourd'hui, demain et le suivant, je dois aller, parce qu'il est impensable qu'un prophète périsse hors de Iérousalem !
« Iérousalem ! Iérousalem ! qui tues les prophètes, qui lapides ceux qui te sont envoyés ! Combien de fois j'ai voulu rassembler tes enfants à la manière d'une poule, sa couvée sous ses ailes, et vous n'avez pas voulu ! Voici : votre demeure vous est laissée... Et je vous dis : vous ne me verrez plus jusqu'à ce que vienne le temps où vous direz : "Béni celui qui vient au nom du Seigneur !" »
voir aussi : Entre les mains des hommes, Qu'un au-revoir, Le renard, la poule et les poussins, Mourir d'amour
Ce texte veut nous donner l'impression que Jésus est pris entre deux feux : d'un côté Hérode, le tétrarque de la Galilée, qui chercherait à le tuer, et de l'autre le sanhédrin à Jérusalem, qui cherche effectivement à se débarrasser de lui. Que la mise en garde, à propos d'Hérode, soit transmise à Jésus par des pharisiens est intéressant, parce que cela signifie une certaine connivence, de la part de ces pharisiens-là à son égard. C'est un indice qui aide à comprendre que, contrairement à l'image qui se dégage des évangiles en général, les pharisiens étaient loin d'être hostiles dans leur ensemble à Jésus, et que, donc, au moins une partie de ceux de Galilée, au moins jusqu'au tournant de la multiplication des pains, l'ont en fait soutenu. Il est difficile d'aller plus loin avec certitude, mais il n'y a pas non plus de raison sérieuse qui empêcherait que telle ait été l'attitude d'une grande majorité d'entre eux, et qu'elle se soit maintenue aussi après la multiplication des pains. On peut très bien envisager que Jésus ait été, tant de son vivant que même dans une première période après sa mort, une sorte de champion des pharisiens face au parti des sadducéens.
Ce que les pharisiens et leurs héritiers, le rabbinisme d'où est venu le judaïsme actuel, n'ont pas pu accepter, c'est la déification progressive de Jésus. Nous lisons les évangiles comme si du jour au lendemain, le matin de Pâques précisément, les disciples avaient élevé Jésus au rang de seconde personne de la Trinité, mais les choses ne se sont pas passées ainsi. La disparition du corps, puis ce qui nous est décrit comme les apparitions du ressuscité, n'avaient pas au début ces significations, Jésus n'était pas pour autant déjà devenu un égal de Dieu dans leur esprit. Ces événements n'étaient d'abord qu'une confirmation de sa messianité et du Royaume en cours d'avènement. C'est dans cette optique qu'ont vécu les confréries de prédicateurs itinérants dont témoigne la source Q. De telles notions étaient parfaitement admissibles par des pharisiens, et ont d'ailleurs été admises par nombre d'entre eux, comme l'atteste l'évangile de Matthieu.
Il est en réalité extrêmement difficile de dire quand, comment, pourquoi, il y a eu séparation entre les deux mouvements. Même la fameuse exclusion des chrétiens hors de la synagogue vers la fin du premier siècle, admise jusqu'à présent comme un fait établi, commence à être remise en cause comme étant un mythe élaboré ultérieurement par le judaïsme rabbinique, en sorte qu'il est possible que le processus se soit étalé sur plusieurs siècles, c'est-à-dire le temps qu'il a fallu pour qu'on en arrive, côté chrétien, au système verrouillé que nous connaissons aujourd'hui : Jésus, fils unique de Dieu, égal de Dieu, Dieu lui-même. Et sur ce dernier point, le processus de déification progressive de Jésus, il est bien difficile aussi de discerner quelles ont été les motivations, d'une part de ceux qui l'ont promu (les intellectuels, les théoriciens, qui n'avaient pas forcément pour seul objectif la recherche pure de la Vérité, mais peut-être bien parfois juste celui de paraître plus brillants que leurs collègues et néanmoins concurrents), et d'autre part de ceux qui l'ont soutenu (les responsables hiérarchiques, qui pouvaient bien mêler de considérations strictement politiques leurs choix d'adhérer à l'une ou l'autre thèse en présence).
Bref, tout ceci peut nous donner une impression, légitime, de gâchis, et il est certainement très opportun que juifs et chrétiens s'efforcent de clarifier, et pacifier, leurs relations mutuelles. Mais pour quel minimum commun, pour quelle image de Jésus, et pour quelle conception, finalement, de Dieu ? Car s'ils se sont ainsi déchirés, n'est-ce pas certainement parce que ni les uns ni les autres n'ont vraiment compris ce dont il parlait ?
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