Parents éloignés
Arrive près de lui sa mère, et ses frères. Ils ne pouvaient l'atteindre à cause de la foule. On lui annonce : « Ta mère et tes frères se tiennent dehors : ils veulent te voir. » Il répond et leur dit : « Ma mère et mes frères sont ceux qui entendent la parole de Dieu, et font ! »
voir aussi : Famille recomposée, Places chères, Famille d'adoption
Cette petite scène se trouve dans les trois synoptiques, placée à des moments un peu différents pour chacun, mais quand même grosso modo à peu près vers la même époque. Cela se passe donc plutôt dans les débuts de la période galiléenne, et plus précisément à partir du moment où Jésus devient une attraction réputée, qui fait courir les foules. Jusque là, en effet, que Jésus se comporte de façon un peu bizarre : il est parti plusieurs mois auprès de cet original, ce Jean qui baptise dans le Jourdain, puis il est revenu en parlant du Royaume qui serait déjà arrivé, et puis il y a parait-il des guérisons qui se sont produites, et il défie les pharisiens, etc..., etc..., tout ceci embêtait bien un peu sa famille restée au village natal, mais pas trop du moment que ces 'frasques' restaient relativement discrètes. Mais maintenant c'est autre chose, on ne parle plus que de lui dans tout le pays (entendons le nord de la Galilée, dans les alentours du lac). Il y va de leur réputation de famille honorable et respectée. Il y a aussi sans doute les craintes que ça n'arrive aux oreilles des autorités, tant civiles (Hérode a sa propre réputation, méritée, de tyran fantasque et sans pitié), que religieuses là-bas en Judée. Aussi le clan a-t-il décidé d'aller chercher cet ainé qui devient encombrant et de le garder à la maison, enfermé s'il le faut.
Luc est celui des trois évangélistes qui adoucit le plus tout ce qui peut montrer des divergences de vue entre Jésus et sa famille. Pour ce qui est de l'état d'esprit de la famille de Jésus, ici, comme chez Matthieu d'ailleurs, on pourrait croire qu'ils voulaient juste lui rappeler de bien penser à acheter du pain avant de rentrer, ou quelque chose d'aussi anodin ! Il faut aller chez Marc (3, 21) pour savoir quelles sont en fait leurs motivations : "Les siens l'entendent (qu'il y a foule autour de Jésus) : ils sortent pour se saisir de lui, car ils disaient : « Il déraisonne ! »" Ça ne va plus le faire ! comme on dit. Ils ne peuvent plus laisser passer ça. Et pour ce qui est de la réponse qu'il leur donne, Luc à nouveau, mais seul cette fois, fait en sorte que Marie et ses enfants ne soient pas nécessairement reniés par Jésus. Tous les exégètes qui cherchent à tout prix à maintenir la fiction d'une bonne entente entre Jésus et sa famille, s'appuient systématiquement sur cette seule version de Luc pour justifier leur propos. Ils font remarquer que Jésus dit ici seulement que "sa mère et ses frères sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et la mettent en pratique", sans préjuger d'aucune façon si Marie, Jacques, Joset, Jude, Simon et les autres en font partie ou non. Effectivement, Luc a volontairement laissé cette porte de sortie ouverte. Mais si on regarde chez Marc (3, 34) : "Jésus regarde ceux qui sont assis autour de lui et dit : « Voici ma mère et mes frères ! »". Et chez Matthieu (12, 49) : "Il tend la main vers ses disciples et dit : « Voici ma mère et mes frères ! »" Dans les deux cas, puisque Marie et ses enfants sont restés dehors, ils ne peuvent pas faire partie de ceux que Jésus désigne comme sa mère et ses frères, et qui sont, eux, avec lui, dans la maison.
La question qui se pose est surtout celle-ci : pourquoi certains sont-ils gênés de ce que la famille de Jésus ait été choquée par son comportement ? alors que c'est plutôt le contraire qui aurait été surprenant. Il faut se mettre à leur place : Jésus est l'aîné, et peut-être même le chef (si jamais, comme c'est possible, Joseph est déjà mort à ce moment-là), de la famille. Jusque vers trente ans, il se comporte apparemment normalement, comme tout le monde, assumant ses responsabilités, subvenant aux besoins de tous par son travail, veillant à l'éducation des petits derniers et à l'honneur des femmes de la maison. Et puis, première rupture, il les a laissés tomber pour devenir disciple de Jean. Ce n'était pas forcément une attitude irresponsable de sa part, surtout s'il lui a donné, comme c'est probable, la forme d'un engagement solennel par vœu devant Dieu. Sa famille pouvait alors respecter son choix, mais ça ne veut pas dire que ce n'était quand même pas un coup dur pour eux : Jacques (sans doute le puîné de Jésus) a été obligé reprendre sa charge, Marie, comme toute mère en ce cas, a dû se sentir abandonnée par son fils, etc... Et puis voilà qu'il revient dans la région, mais il a encore changé de registre, finis les jeûnes et la vie austère, et il tient un discours qui est proche du blasphème ou des hérésies ! Il faut les comprendre, on aurait été déboussolés pour moins que ça.
Alors où est le problème ? eh bien ! simplement, évidemment, que s'ils ont réagi ainsi, c'est que tout ce que racontent les évangiles de l'enfance ne peut plus être pris au pied de la lettre... On ne peut plus croire à l'annonciation et à tous ces événements merveilleux censés s'être déroulés autour de la conception et de la naissance de Jésus, ils ne sont pas compatibles avec une famille qui dit "Il déraisonne !" et qui veut l'empêcher manu militari de poursuivre sur la même voie. Et puis ensuite, bien sûr, si plus d'annonciation, plus de conception virginale non plus. Heureusement, il reste encore, à l'autre bout de l'histoire, la résurrection, mais on sent bien qu'elle aussi se trouve alors fragilisée. Le béton commence à se fissurer, et bien malin qui peut prédire où ça s'arrêtera si on n'attaque pas le mal à sa racine. Oui, c'est vrai, quand on commence à accepter de regarder en face ces "points de détail" qui parsèment les évangiles, on entre dans un processus qui aboutit inéluctablement à de profondes remises en cause. Est-ce une raison pour s'arcbouter contre la raison ? Je crois pour ma part que c'est là plutôt de l'orgueil, que c'est l'attitude que Jésus reprochait à nombre de ses coreligionnaires : s'attacher à la lettre plutôt qu'au bon sens. Bien sûr cela demande de faire preuve d'une bonne dose de confiance. Cela demande en fait précisément de faire plus confiance à Dieu qu'aux hommes et ce qu'ils ont construit comme un château de cartes depuis deux mille ans... À chacun de faire son choix, il n'y a que lui que ça regarde, au fond.
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