Partage d'évangile quotidien
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Ennemis déclarés

Sam. 19 Juillet 2014

Matthieu 12, 9-21 traduction : Comparer plusieurs traductions sur le site 4evangiles.fr Lire le texte grec et sa traduction (anglaise) mot-à-mot sur le site interlinearbible.org

Et s'éloignant de là, il vient dans leur synagogue. Et voici : un homme ayant une main sèche. Ils l'interrogent en disant : « S'il est permis, le sabbat, de guérir ? » Cela pour l'accuser.  Il leur dit : « Soit parmi vous un homme qui a une seule brebis. Si elle tombe, le sabbat, dans un trou, est-ce qu'il ne la saisira pas pour l'enlever ? Combien donc est plus précieux un homme qu'une brebis ! C'est pourquoi il est permis, le sabbat, de faire une belle action. »  Alors il dit à l'homme : « Tends ta main. » Il la tend, et elle est rétablie, saine comme l'autre. 

Les pharisiens sortent. Ils tiennent conseil contre lui : comment le perdre. Mais Jésus, l'ayant su, se retire de là. Beaucoup le suivent. Il les guérit tous. Puis il les rabroue : qu'ils ne le manifestent pas ! Pour accomplir le mot dit par Isaïe le prophète : “Voici mon serviteur que j'ai choisi, mon aimé en qui mon âme se plait. Je mettrai mon Esprit sur lui. Il annoncera aux païens le jugement. Point ne disputera, point ne criera, null n'entendra sur les places sa voix. Roseau broyé ne brisera, mèche fumante n'éteindra, que le jugement ne soit mené à la victoire. Et païens en son nom mettront leur espérance.” 

 

 

Le prince de la paix, par He-Qi

 

 

voir aussi : Discrétion assurée, Petit, c'est beau, L'éternel sabbat, Qui est qui ?

À la suite du premier épisode d'hier sur le sabbat, les trois synoptiques placent ce second épisode sur le même thème. Nous avons vu, hier aussi, que ce thème n'est pas évident pour Matthieu, dont la communauté respecte scrupuleusement le repos du sabbat, contrairement à celle de Luc, issue du paganisme, et pour laquelle c'est nettement moins important. Hier, il semblerait que Matthieu ait relativement contourné la difficulté en focalisant la signification de l'épisode plutôt sur la fin de l'institution du Temple. Comment, alors, va-t-il s'en sortir aujourd'hui ? eh bien, en fait, très bien, sans même avoir à fournir le moindre travail de remaniement du texte qu'il a hérité de Marc. Oh ! on n'est pas dans le mot à mot strict, c'est très rare, chez Matthieu. Mais il n'a pas ici besoin de toucher à l'essentiel, pour la simple raison que ce n'est pas Jésus qui a guéri cet homme, un jour de sabbat !

Eh oui ! il faut examiner l'histoire avec attention, et on s'aperçoit que Jésus n'y est directement pour rien, si la main de l'homme a été guérie. Jésus n'a pas accompli d'action sur cette main, il n'a pas prononcé de paroles annonçant ou provoquant la guérison, il s'est contenté de dire à l'homme de tendre sa main. Il se trouve qu'elle a été guérie à ce moment, mais objectivement parlant, les pharisiens ne peuvent rien reprocher à Jésus. C'est d'ailleurs ce qui les rend le plus furieux, car personne ne peut imaginer que la guérison soit le fruit du hasard. Jésus s'est moqué d'eux, et dans les grandes largeurs... Et, pour revenir à Matthieu, on peut même dire que cette façon de contourner le repos du sabbat lui convient à merveille : la lettre est respectée, et pour le reste, si des membres de sa communauté sont capables de reproduire ce que Jésus a fait ce jour-là, il ne trouvera rien à y redire !

Il convient de plus de largement relativiser le soit-disant conflit qui nous est présenté au sujet de cette guérison. Il ne faut pas croire que les pharisiens étaient un bloc monolithique de gens qui adhéraient tous à la même façon de comprendre la Loi, et que tous auraient été tenants des mêmes extensions développées par la Tradition. Les pharisiens se distinguaient des sadducéens en ce que les seconds considéraient que seule la Loi, telle quelle, était normative. Les pharisiens, de leur côté, tenaient donc que la Loi devait être interprétée et développée, mais ceci peut recouvrir un large spectre d'attitudes. On trouvait de tout, parmi les pharisiens, des plus progressistes aux plus conservateurs, des tenants d'une interprétation spirituelle à ceux d'un juridisme le plus étriqué. Et la discussion que nous avons aujourd'hui n'est pas un conflit entre un Jésus ovni et d'hypothétiques représentants officiels d'un pharisaïsme monobloc, mais une de ces discussions courantes entre diverses tendances du pharisaïsme auxquelles ils adoraient se livrer. Car Jésus était pharisien, au moins par ses origines. Tout au plus peut-on imaginer qu'il défendait là une des positions les plus ouvertes possibles pour des pharisiens, mais ce n'est même pas sûr.

Tout du long des synoptiques, on nous présente ainsi les pharisiens comme étant les adversaires principaux de Jésus. Pourtant, ceux qui le livrent à Pilate pour qu'il soit crucifié, ce ne sont pas les pharisiens, mais le sanhédrin, dominé par les sadducéens... Alors, il est certain que la majeure partie du ministère de Jésus s'étant déroulé en Galilée, il n'a guère eu d'occasions de se confronter aux sadducéens, qui résidaient en Judée, et par contre certainement eu affaire de temps en temps à quelques pharisiens, qui, eux, étaient présents sur tout le territoire d'Israël. Mais fondamentalement, l'enseignement de Jésus choquait bien moins les pharisiens que les sadducéens, et il semble même vraisemblable que Jésus était plutôt soutenu par les pharisiens de Galilée, au moins pendant la première période, celle des miracles et de l'enthousiasme des foules. Si les évangiles nous donnent cette image fausse des pharisiens comme principaux adversaires de Jésus, c'est seulement parce que c'est la réalité que vivent les communautés chrétiennes au moment où elles rédigent ces évangiles. Les chrétiens sont effectivement devenus un groupe autonome au sein du judaïsme, et entrent alors en rivalité avec les pharisiens par l'influence qu'ils peuvent prendre sur la population. Les deux partis n'ont pas tant de différences que ça, en réalité, mais il faut bien qu'ils les marquent, alors ils les montent en épingle. C'est un processus naturel : plus on est proches, plus on fera ressortir ce qui nous différencie, pour pouvoir affirmer son identité.

Par la suite, ce qui n'était que rivalité interne deviendra rupture. Les chrétiens et le rabbinisme issu du pharisaïsme seront les seuls à survivre du judaïsme de l'époque de Jésus, et entreront dans un processus d'anathèmes réciproques. Plus tard encore, le christianisme deviendra hégémonique, et le rôle attribué aux pharisiens dans les évangiles deviendra, malheureusement, pain béni pour l'argumentaire chrétien anti juifs. Il nous faudra presque deux millénaires pour commencer de revenir sur ces malentendus sans fondement, et je pense que nous sommes encore loin d'avoir compris à quel point nous sommes, au fond, très proches. Espérons !

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