Partage d'évangile quotidien
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Quelle ingratitude !

Mar. 15 Juillet 2014

Matthieu 11, 20-24 traduction : Comparer plusieurs traductions sur le site 4evangiles.fr Lire le texte grec et sa traduction (anglaise) mot-à-mot sur le site interlinearbible.org

Alors il commence à fulminer contre les villes où tant de ses miracles ont été faits, parce qu'elles ne se sont pas converties. 

« Malheureuse, toi Chorazin ! Malheureuse, toi, Bethsaïde ! Si à Tyr et Sidon avaient été faits les miracles faits chez vous, depuis longtemps, sous sac et cendre, elles se seraient converties ! Aussi bien je vous dis : pour Tyr et Sidon, le jour du jugement sera plus supportable que pour vous ! 

« Et toi, Capharnaüm, jusqu'au ciel te hausseras-tu ? Jusqu'en Shéol tu descendras ! Si à Sodome avaient été faits les miracles faits chez toi, elle serait restée jusqu'aujourd'hui ! Aussi bien, je vous dis : pour la terre de Sodome, le jour du jugement sera plus supportable que pour toi ! » 

 

 

Jonas et la baleine, par He-Qi

 

 

voir aussi : Amour trahi, Renégats et mécréants, Nul prophète en son pays, Désillusions

La liturgie nous a fait sauter un passage qui tourne autour de Jean-Baptiste : son rôle dans l'histoire du salut et ce qui le différencie de Jésus. Chez Marc et Luc, ce passage, extrêmement réduit chez Luc pour d'autres raisons, sert en quelque sorte d'interlude entre le départ des disciples en mission et leur retour. C'est comme un a-parte de l'évangéliste à l'adresse de son auditoire pendant que les disciples sont censés 'missionner'. Ce n'est pas inintéressant en soi, mais ça sent quand même un peu le remplissage pour donner une crédibilité à la fameuse mission en question, donner l'impression que du temps passe, entre le départ et le retour. Ceci confirme encore qu'il n'y a pas eu vraiment de mission des disciples du vivant de Jésus. Matthieu, comme nous l'avons dit hier, ne décrit ni ce départ ni ce retour, mais a tenu à conserver un groupe de péricopes sur Jean, et on se demande un peu pourquoi là plutôt qu'ailleurs... je crois que la liturgie a eu raison de les omettre. Toujours chez Marc et Luc, après le censé retour de mission se situe immédiatement la multiplication des pains. Matthieu ne peut pas suivre ce même schéma. À cause de l'organisation de son évangile, qui a commencé par regrouper un gros discours, le sermon sur la montagne, une dizaine de miracles, et le discours missionnaire, nous ne nous situons encore presque qu'aux débuts du ministère de Jésus, alors que la multiplication des pains en est comme le pivot central. Matthieu a encore un certain nombre de matériaux à exposer, notamment nous verrons un peu plus loin un nouveau discours qu'on pourrait appeler le discours en paraboles.

Le passage que nous avons aujourd'hui figure d'ailleurs chez Luc à la fin de son discours missionnaire à lui (plus précisément de son second discours missionnaire, car Luc a deux envois en mission, mais c'est une autre question). Nous pouvons donc considérer que nous avons ici, chez Matthieu, comme une résurgence de son discours missionnaire à lui, après l'intermède sur Jean. C'est comme si Jésus tirait les conséquences de la mission des disciples, et des villes qui ne les ont pas bien accueillis. Une fois de plus, il s'agit en fait d'une parole des premiers chrétiens. Car Chorazin, comme Bethsaïde et Capharnaüm, sont des bourgades de Galilée, des villages ou des bourgs dans lesquels Jésus avait certainement été très bien accueilli et même "fait un tabac". On pense particulièrement à Capharnaüm qui était son point d'attache pendant sa vie publique, et dont nombre d'épisodes nous montrent sans aucun doute qu'il y était très bien considéré. Ceux qui fulminent, ce sont les premiers chrétiens, et nous sommes très certainement après leur exclusion hors de la synagogue, donc après aussi la destruction du Temple, ce qui explique que Marc, qu'on considère avoir écrit avant ces événements, n'ait pas ce passage.

On peut comprendre ces chrétiens qui, jusque là, n'étaient en fait qu'une branche du judaïsme. Cet enracinement était essentiel pour eux, au point d'ailleurs que la communauté matthéenne n'y survivra pas. Avec des motivations sans doute à l'inverse, leur sentiment a dû être le même que celui des lefebvristes quand ils ont été excommuniés. La communauté matthéenne se considérait bien comme authentiquement juive, comme les tenants de Marcel Lefebvre se considéraient comme authentiquement catholiques. Et pourtant ils ont été exclus ! Leurs coreligionnaires ont décidé — à tort ou à raison, la question n'est toujours pas tranchée — que Jésus ne pouvait pas avoir été le Messie, point final. Les raisons exactes qui ont motivé cette exclusion sont en fait de nouveau et de plus en plus débattues. Le dialogue judéo-chrétien voulu pas les deux parties permet de revenir sur cette période, et de se rendre compte que ce qui était tenu pour historique jusqu'à présent ne l'est peut-être pas tant. Nous éviterons donc de trop fixer ce qui a pu se passer dans le détail. Il semble cependant, à la lumière de notre passage du jour, que par rapport à l'ambiance qui avait régné en Galilée du temps de Jésus, et vraisemblablement aussi dans les premiers temps de la prédication chrétienne, les choses se sont ensuite gâtées. Les chrétiens, bien admis pendant toute une période, ont fini par se heurter pour le moins à des réticences et sans doute même de l'animosité, ce qui peut suffire à justifier, dans une culture portée à l'emphase et l'exagération oratoire, des imprécations de représailles telles celles que nous avons ici.

On notera cependant, avec regret, qu'une fois de plus tout tourne autour de la question des miracles. Les évangélistes le savent bien, pourtant, que ce n'est pas là l'essentiel, y compris Matthieu qui nous a d'abord longuement présenté l'enseignement de Jésus, avant de relater ses dix miracles. Oui, mais voilà, on est ici dans une situation extrême, une crise majeure dans sa communauté, puisqu'elle ne s'en remettra d'ailleurs pas. Alors on ne fait plus dans la dentelle, le vernis se craquèle, on en revient à ce qui semble les fondamentaux : les miracles, ça c'est du concret, du palpable, du lourd ! Les évangiles sont ce mélange où se côtoie du meilleur et du nettement moins bon. Le meilleur : le Dieu proche, présent, intime, qui se propose. Le moins bon : le Dieu puissant, qui s'impose. C'est comme ça, c'est mélangé, et c'est peut-être mieux ainsi. Peut-être avons-nous besoin de ce mélange pour apprendre à faire notre propre passage, notre 'pâque', du moins bon, racoleur, au meilleur, discret, qui ne veut justement pas forcer notre liberté, et attend, là, que nous le découvrions.

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