Partage d'évangile quotidien
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Une autre parabole...

Ven. 6 Mars 2015

Matthieu 21, 33-46 traduction : Comparer plusieurs traductions sur le site 4evangiles.fr Lire le texte grec et sa traduction (anglaise) mot-à-mot sur le site interlinearbible.org

« Une autre parabole ! Entendez : Il était un homme, un maitre de maison. Il plante une vigne, l'entoure d'une clôture, il y fore un pressoir et bâtit une tour. Il la loue à des vignerons et part au loin. Quand est proche le temps des fruits, il envoie ses serviteurs aux vignerons pour prendre ses fruits. Les vignerons prennent les serviteurs : l'un, ils le battent, l'autre, ils le tuent, l'autre, ils le lapident. De nouveau il envoie d'autres serviteurs, en plus grand nombre que les premiers. Et ils leur font de même.  Après, il envoie vers eux son fils, en disant : “Ils respecteront mon fils.”  Mais les vignerons, en voyant le fils, disent en eux-mêmes : “Celui-ci, c'est l'héritier ! Allons-y ! Tuons-le ! Nous aurons son héritage !” Ils le prennent, le jettent hors de la ville et le tuent. Eh bien, quand viendra le seigneur de la vigne, que fera-t-il à ces vignerons-là ? »  Ils lui disent : « Ces hommes de mal, de male mort il les perdra ! La vigne, il la louera à d'autres vignerons qui lui rendront les fruits en leur temps. » 

Jésus leur dit : « Vous n'avez jamais lu dans les Écrits : “La pierre rejetée par les bâtisseurs, celle-là est devenue tête d'angle. Du Seigneur cela vient : c'est merveille à nos yeux” ? Aussi je vous dis : À vous sera enlevé le royaume de Dieu, et il sera donné à une nation qui en fera les fruits. »  

Quand les grands prêtres et les pharisiens entendent ses paraboles, ils connaissent qu'il parle d'eux-mêmes. Ils cherchent à se saisir de lui, mais ils craignent les foules : c'est qu'elles le tenaient pour un prophète. 

 

 

David et Saül, par He-Qi

 

 

voir aussi : Discours de combat, Le grand absent, Captation d'héritage, La poule aux oeufs d'or ?, Pierre de touche

Cette célèbre parabole, traditionnellement connue sous le nom des "vignerons homicides", est une des plus offensives à l'encontre des autorités religieuses du judaïsme, c'est-à-dire principalement et concrètement les sadducéens. Nous sommes à Jérusalem, et Jésus ne se gêne pas pour critiquer ces autorités : c'est normal, c'est pour cela qu'il est venu dans la capitale, pour tenter de leur faire entendre son message, et il y a chez elles trop de comportements qui n'ont rien à voir avec une recherche spirituelle sincère ; elles utilisent leur position essentiellement comme source de pouvoir tout ce qu'il y a de plus bassement matériel. Pouvoir, richesse : voilà bien à peu près le tout de leurs motivations. Il y a donc beaucoup à redire ! et Jésus ne s'en prive pas. Mais, aussi dures que puissent être ses paroles, elles en restent le plus souvent à un appel à se repentir et à changer d'attitude. Cette parabole va plus loin, avertissant ces autorités que, si elles persistent, elles seront remplacées par d'autres.

Bien sûr, pour nous qui lisons la parabole deux millénaires plus tard, nous avons tendance à l'interpréter comme une prédiction de ce que nous avons connu depuis, ou du moins de la manière dont nous l'avons compris, à savoir le remplacement du judaïsme par le christianisme, d'autant que la péricope suivante, spécialement ici chez Matthieu, nous parle du Royaume qui "leur sera enlevé" et "donné à une nation". Mais Matthieu est donc le seul à avoir cette prédiction sur le Royaume, et la parabole en elle-même ne parlait pas de ça. Nous sommes là, encore, influencés par l'image du judaïsme unifié que nous connaissons depuis à peu près le deuxième siècle, mais à l'époque de Jésus le judaïsme était un foisonnement de partis divers et très variés, parcouru de rivalités parfois haineuses, à côté desquelles les imprécations que nous trouvons dans les évangiles censément dirigées contre les pharisiens peuvent apparaître comme d'aimables enfantillages... Que les sadducéens aient été ceux qui tenaient fermement le leadership depuis de nombreuses décennies n'avait rien d'inéluctable ; dans un passé pas si reculé que ça ce sont les pharisiens qui l'avaient eu, il est vrai pas pour longtemps, mais ils en avaient profité pour entamer une épuration physique dans les rangs sadducéens... ; et dans leur retraite dans le désert, les esséniens n'attendaient que le moment favorable pour éliminer ces mêmes sadducéens qu'ils considéraient comme des usurpateurs !

Cette parabole ne parlait donc pas du tout d'un remplacement du judaïsme par le christianisme, mais seulement d'une prise du pouvoir au sein du judaïsme par les premiers chrétiens, c'est-à-dire simplement par ces juifs qui pensaient que Jésus était ce Messie attendu par tous. À ce sujet, il faut que nous fassions aussi attention avec la figure du "fils" envoyé par le maître de maison. Le roi David avait le titre de "fils de Dieu" ; à plus forte raison, le Messie, censé être un descendant de David et même le plus fameux de ces descendants, était-il lui aussi considéré comme "fils de Dieu". Ce titre, donc, ici comme dans l'ensemble des évangiles de Marc et Matthieu au moins (Luc est parfois plus ambigu), ne parle pas du Fils unique de Dieu tel qu'il ne sera développé que plus tard. Pour Marc et Matthieu, Jésus n'est "que" le Messie, une figure qui réunit les fonctions de prophète (raison pour laquelle dans la parabole il vient à la suite des nombreux serviteurs maltraités, qui symbolisent tous les prophètes envoyés par Dieu au long des siècles) et de roi, et ceci suffit largement à justifier qu'il soit dit "fils de Dieu", et même "fils aimé" comme a Marc (12, 6), et encore "le fils, l'aimé" comme a Luc (20, 13).

Venons-en alors à la péricope sur la pierre rejetée par les bâtisseurs. La citation provient du Psaume 118 (117), que les chrétiens considèrent comme parlant explicitement du Messie, ce qui n'est pas du tout évident du point de vue du judaïsme. En réalité, la seule raison pour laquelle les chrétiens pensent que cette pierre parle du Messie, est le fait qu'elle est citée ici par Jésus, dans cette péricope. Le texte du psaume parle seulement d'une manière générale d'un salut qui viendra de la part de Dieu d'une manière inattendue. C'est une constante de l'histoire du peuple juif que d'avoir foi que Dieu vient régulièrement le sauver des situations apparemment perdues dans lesquelles il se trouve. C'est une autre constante que ce Dieu, pour ce faire, passe par des personnes qu'on aurait tendance à négliger. David, déjà, était le plus jeune des fils de Jessé, celui auquel même Nathan n'aurait pas pensé, et qui aurait prédit que ce serait ce gamin qui terrasserait Goliath ? ...et de nombreux autres exemples semblables parsèment toute la Bible. Cette citation, donc, même appliquée au Messie, ne dit que la même chose que la parabole : au sein de ce judaïsme, c'est par celui auquel on ne pense pas, ce Jésus qui semble tellement hétérodoxe qu'on ne voit pas ce qu'on pourrait construire avec ça, que viendra pourtant le salut. Marc (12, 10-11) se contente de donner la citation, telle quelle ; Luc (20, 17-18) ajoute en commentaire que ceux qui s'y tromperaient seraient éliminés, sans préciser de qui il s'agirait ; seul Matthieu semble reprendre le fil de la parabole, de la vigne qui sera retirée aux vignerons et donnée à d'autres, pour extrapoler maintenant au Royaume retiré aux uns et donné à d'autres.

Mais il y a une grande différence entre la vigne, qui symbolise dans toute la Bible le peuple juif, et le Royaume. Retirer la gérance de la vigne à ceux à qui elle est confiée actuellement pour la donner à d'autre, c'est bien seulement changer le personnel de la direction. Retirer le Royaume, qui est la promesse d'avenir faite à ce peuple, pour le donner à une nation, c'est tout autre chose, c'est déshériter tout ce peuple. Le "vous" à qui s'adresse cette dernière prédiction ne peut alors désigner les seuls "grands prêtres et pharisiens" — les supposés dirigeants actuels du peuple — mais doit forcément s'adresser à ce peuple, dans son ensemble. Pourtant, Matthieu se contente en conclusion de dire que seuls les "grands prêtres et pharisiens" se sentent visés, ce qui est parfaitement cohérent avec la parabole. Cette prédiction, qui vient ainsi s'intercaler au milieu d'un passage qui ne parle que de la mise en cause des dirigeants, pour exprimer une opinion autrement plus grave puisqu'elle condamne tout le peuple, doit donc être considérée comme un ajout ultérieur, du moins dans la forme qu'elle a actuellement. Les textes parallèles de Marc (12, 1-12), et même de Luc (20, 9-19) chez lequel on aurait mieux compris qu'elle y figure, ne comportent rien qui se rapproche d'une idée aussi radicale, qui, de plus, est contraire à la pensée profonde et constante de Matthieu. Jésus était juif, et n'a jamais pensé que le salut qu'il proposait doive exclure les juifs, bien au contraire...

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