Partage d'évangile quotidien
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Premier fait d'armes

Ven. 26 Juin 2015

Matthieu 8, 1-4 traduction : Comparer plusieurs traductions sur le site 4evangiles.fr Lire le texte grec et sa traduction (anglaise) mot-à-mot sur le site interlinearbible.org

Il descend de la montagne. Le suivent des foules nombreuses. 

Et voici, un lépreux s'approche. Il se prosterne devant lui en disant : « Seigneur, si tu veux, tu peux me purifier. »  Il tend la main, le touche en disant : « Je veux : sois purifié ! » Aussitôt est purifiée sa lèpre. 

Jésus lui dit : « Vois : ne dis à personne, mais va, montre-toi au prêtre, et offre le présent qu'a imposé Moïse, en témoignage pour eux. » 

 

 

Les dix commandements, par He-Qi

 

 

voir aussi : La première fois, Attirances et répulsions, Toucher de rêve, Restauration rapide, Loi d'exception

"Il descend de la montagne" : on aurait presque oublié que le "sermon sur la montagne" était censé se passer sur une montagne, effectivement. Mais au fait, pourquoi Matthieu a-t-il justement tenu à situer ce sermon sur une montagne (alors que Luc 6, 17 le situe plutôt dans une plaine) ? Bien sûr, la montagne est traditionnellement le lieu des manifestations de Dieu, mais les motivations de Matthieu sont plus précises que ça. Un enseignement donné sur une montagne, cela fait penser à Moïse recevant les tables de la Loi sur le mont Horeb. Le sermon sur la montagne, avec toutes ses références à la Torah, est donc comme la nouvelle Loi, celle des temps nouveaux inaugurés par Jésus. Mais c'est aussi sur l'Horeb que Moïse vit le buisson ardent, duquel YHWH se révéla à lui, et, après cette rencontre, Moïse alla accomplir dix signes merveilleux, les dix plaies d'Égypte. Et justement, voici que Matthieu commence maintenant de nous rapporter dix signes accomplis par Jésus, après être redescendu de la montagne. Moïse était considéré comme le fondateur de la religion juive ; Matthieu nous parle d'un re-fondateur, Jésus.

Les dix miracles que Matthieu a rassemblés ici se retrouvent pour la plupart chez les deux autres synoptiques, mais dispersés au long de leurs récits ; c'est donc bien un choix de Matthieu de composer un bloc d'exactement dix miracles. Celui que nous avons aujourd'hui est cependant, chez Marc (1, 40-45) comme chez Luc (5, 12-16) — et donc comme ici —, le premier récit de guérison rapporté (si on exclut la journée inaugurale à Capharnaüm, qui est en fait plutôt un manifeste générique). Matthieu ne s'est pourtant pas privé, pour les miracles suivants, de les mettre dans un ordre qui n'a plus aucun rapport avec ce qu'on trouve chez les autres évangélistes. Ce respect de Matthieu semble alors indiquer que c'était une tradition forte, qui considérait la guérison du lépreux comme"spéciale". Il est de fait très probable que ce fut la première fois que cela se produisit, la première fois qu'il se passa quelque chose qui allait se renouveler par la suite suffisamment souvent pour que la réputation de Jésus comme thaumaturge soit faite, au travers de sa province natale, la Galilée, ce qui entraînera une effervescence populaire, laquelle, à son tour, mettra Jésus dans le collimateur du sanhédrin...

Mais pour l'instant, nous n'en sommes pas là ! Voici donc un lépreux qui s'approche, et qui s'approche au point de se retrouver à portée de mains de Jésus. Ce "simple" fait est, en réalité, inouï ! Les lépreux étaient censés toujours rester à distance des gens sains. D'ailleurs, dans un autre épisode avec des lépreux, Luc (17, 12) précise bien qu'ils "se tiennent au loin". On ne sait donc pas comment celui-ci s'est retrouvé si proche de Jésus : a-t-il fait comme la femme aux pertes de sang, osé braver l'interdit légal ? ou est-ce un hasardeux concours de circonstances ? En tout cas, Jésus est pris par surprise. Marc dit qu'il est "remué jusqu'aux entrailles" ; Matthieu a supprimé cette précision, sans doute parce qu'il veut nous montrer un Jésus un peu hiératique, dans son rôle de nouveau Moïse, mais lui, le scribe légiste, ne peut ignorer ce scandale que représente un lépreux susceptible de contaminer son rabbi (il ne s'agit pas à proprement parler de prophylaxie, mais de pureté légale, rituelle : seuls les prêtres sont habilités à s'approcher éventuellement des lépreux). Après la surprise, et à cause de la compassion qui s'est déclenchée en lui et malgré lui (dans les tripes), on voit Jésus cependant hésiter : il tend la main, puis touche le lépreux ; cette décomposition du geste, conservée mot pour mot dans les trois synoptiques, est assez unique dans les évangiles. Enfin, après la survenue de la guérison, Marc, encore lui, nous parle d'un Jésus tout "frémissant" à cause du lépreux, qu'il "jette dehors" !

On voit donc que Matthieu (comme Luc, d'ailleurs) a gommé tout ce qui montre un Jésus dominé par ses sentiments, mais il n'y a aucune raison de douter que c'est Marc qui nous a gardé la version la plus originelle du récit, étant donné que la tendance générale des évangélistes sera plutôt, pour des raisons de prosélytisme, de supprimer de telles notations qui rendent Jésus trop humain, et non l'inverse. Marc est d'ailleurs sans conteste et globalement celui qui a le plus conservé de tels détails. Mais sur cet épisode-ci, il y en a une accumulation telle, qu'il apparaît bien comme un épisode absolument spécial ; c'est de bout en bout à un Jésus malmené, déboussolé, que nous avons affaire : trahi d'abord par ses viscères, hésitant ensuite, et enfin effrayé par ce qui s'est produit. Dans un tel contexte, la recommandation finale faite au lépreux de ne pas parler de ce qui s'est passé et d'aller se montrer aux prêtres (pour qu'ils établissent officiellement que le lépreux est effectivement guéri) pourrait même se lire comme un déni, une manière de s'en laver les mains ; et le retrait qu'opère ensuite Jésus en se rendant au désert (chez Luc comme chez Marc), comme un besoin urgent de faire le point et de comprendre ce que tout cela peut signifier.

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