Partage d'évangile quotidien
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Tour de cochons

Mer. 3 Juillet 2013

Matthieu 8, 28-34 traduction : Comparer plusieurs traductions sur le site 4evangiles.fr Lire le texte grec et sa traduction (anglaise) mot-à-mot sur le site interlinearbible.org

Quand il vient de l'autre côté, au pays des Gadaréniens, le rencontrent deux démoniaques sortant des sépulcres, extrêmement dangereux, tellement que personne n'a la force de passer par ce chemin-là.  Et voici, ils crient en disant : « Qu'est-ce, de nous à toi, fils de Dieu ? Es-tu venu ici, avant le temps, nous tourmenter ? » 

Or, à grande distance d'eux, il y avait un troupeau de cochons, nombreux, en pâture.  Les Démons le suppliaient en disant : « Si tu nous jettes dehors, envoie-nous dans le troupeau des cochons. »  Et il leur dit : « Allez ! » Eux sortent et s'en vont dans les cochons. Et voici : tout le toupeau dévale du haut de la falaise dans la mer. Ils meurent dans les eaux. 

Les pâtres s'enfuient et s'en vont à la ville. Ils annoncent tout, et l'affaire des démoniaques. Et voici : toute la ville sort à la rencontre de Jésus. En le voyant, ils le supplient de s'éloigner de leurs frontières. 

 

 

Le passage de la mer Rouge, par He-Qi

 

 

voir aussi : Brain storming, Mauvaise presse, Pas de ça chez nous

Je disais hier que cet épisode d'exorcisme comprend plusieurs particularités très curieuses qui ne manquent pas de poser question. Au premier rang de ces caractéristiques vient la quantité des démons. C'est le seul cas dans tous les évangiles où on nous dit que Jésus chasse d'un seul coup plusieurs démons. Marc et Luc parlent bien de Marie de Magdala, en disant que Jésus avait chassé d'elle sept démons, mais ils ne disent pas qu'il l'ait fait en une seule fois, et puis cet ou ces exorcismes ne nous sont pas relatés, et puis sept reste encore bien inférieur à la quantité dont il est question ici. Il ne faut sûrement pas prendre en compte le nombre de deux mille démons dont fait mention Marc. Il est absolument impossible qu'un troupeau de cochons d'une telle ampleur ait pu paître et se nourrir de la végétation rachitique de la région où se déroulent les faits... Il y a là plutôt une erreur de transcription du mot hébreu ou araméen original qui, selon le choix des voyelles, traditionnellement non écrites, peut effectivement donner "deux mille" ou, comme l'ont compris Matthieu et Luc, "un troupeau". (Ceci signifie d'ailleurs que les sources qu'ont utilisées les évangélistes pouvaient avoir été fixées auparavant par écrit et en hébreu, mais c'est une autre question)

En tout cas, nous avons donc quand même affaire à un grand nombre de démons, tous explusés simultanément. Deuxième caratéristique, unique dans tous les évangiles, ces démons ne sont pas purement et simplement renvoyés au néant ou dans leur domaine, mais seulement transférés vers de nouveaux hôtes. Même si en l'occurence il s'agit d'animaux, ce qui doit sans doute être moins intéressant pour eux que des hommes, et même si leur noyade semble aboutir "in fine" au résultat voulu, on note quand même que c'est aussi le seul cas où Jésus fait une concession aux esprits qu'il chasse ! C'est tout-à-fait contraire à l'esprit de ce qu'est un exorcisme ! Un exorcisme n'est pas un marchandage. Le seul résultat que peut escompter un exorciste qui aborderait son art de cette façon est d'obtenir une situation finale pire encore que la situation initiale. Nous avons d'autres exemples dans les évangiles où l'esprit que Jésus va expulser essaie aussi d'entrer en communication avec lui, il n'y prête jamais attention, si ce n'est pour lui intimer l'ordre de se taire. Cette concession accordée ici est une autre impossibilité du récit.

Une troisième caractéristique enfin, spécifique de cet épisode, et qui n'est sans doute pas aussi évidente à déceler que les deux précédentes, est l'isolement absolu du (ou des deux, selon Matthieu) possédé. Là encore, dans tous les autres cas, le ou la malheureuse victime d'un "esprit impur" vit encore en relation, soit avec ses parents , et dans ce cas ce sont eux qui viennent intercéder pour lui, soit, de manière plus vague mais non moins assurée, avec la communauté. Ainsi, par exemple, du possédé de la synagogue de Capharnaüm (Marc 1, 23s; Luc 4, 33s), qui ne s'y trouverait sûrement pas s'il n'y était au moins toléré. D'une manière générale, de toute façon, les usages de l'époque, et pas seulement pour les juifs, n'envisagent pas qu'une personne puisse vivre absolument seule. Même les lépreux, qui sont expulsés de la communauté, se regroupent, et on peut se demander si la peine de mort, dont on pouvait frapper certaines personnes pour des motifs qui nous semblent à nous un peu légers (adultère entre autres), n'était pas en fait en partie une mesure de clémence pour éviter, justement, à cette personne d'avoir à vivre cette solitude absolue. Il est possible que ce soit ce qui a motivé, entre autres, Matthieu à dire qu'il y avait deux possédés, et non un seul. Ceci dit, même le nombre deux ne suffit pas à faire une vie relationnelle, et nous avons donc bien affaire à un cas anormal, de personnes dont personne ne se soucie, comme on le voit explicitement à la réaction des habitants qui chassent Jésus de chez eux : ils ne prennent qu'une chose en compte, la perte de leur troupeau, et aucunement la libération du/des possédés.

Tout ceci nous oblige à douter fortement de l'authenticité historique de l'épisode. Il est vrai qu'on y trouve, surtout chez Marc, une quantité de détails qui font 'vrai', et il est fort probable qu'il se base sur des éléments de vécu, mais il semble extrêmement hasardeux, et sans doute sans intérêt, de tenter de les extraire. L'exorcisme du possédé gérasénien est une invention littéraire de la communauté chrétienne. Mais il convient alors d'y ajouter aussi l'aller-retour en barque, y compris la "tempête apaisée", qui n'ont plus aucune raison d'être si l'excursion n'avait pas de but. Les deux épisodes, traversée tumultueuse sur la mer, et expulsion tumultueuse dans la mer, font un tout et ne peuvent être séparés si nous voulons comprendre ce qu'a voulu dire leur auteur. Mais de quoi exactement il voulait parler reste quand même difficile à discerner. Peut-être, comme nous le disions hier, s'agissait-il de montrer que Jésus, de son vivant, était allé à la rencontre des païens. Les caractéristiques que nous avons relevées aujourd'hui (grand nombre de démons, exorcisme un peu bancal avec ce passage transitoire par les cochons), ajoutées à la tempête, serviraient alors à mettre en relief la difficulté qui attend les audacieux qui voudront quand même s'y aventurer. À réserver aux "âmes fortes", ou à aborder sans se faire trop d'illusions... il y a un peu de tout ça dans cette histoire.

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